Zénon et ses paradoxes

11/09/2017

Oulà! 

Loin de moi la prétention de vouloir contrer les paradoxes du génie d'Elée!

Ces paradoxes ont fait couler tellement d'encre qu'il serait vraiment immodeste de vouloir dire quelque chose de sensé sans avoir absorbé toute la littérature sur le sujet. Non mais.

En mathématiques, nous dit-on, leur résolution n'a demandé pas moins que la mise au point du calcul infinitésimal, c'est dire. D'autant plus que je ne le maîtrise pas plus que le chinois.

Bref.

Comme je pense qu'il serait vraiment trop présomptueux de s'aventurer dans ces terres interdites, j'ai quand même décidé de le faire. C'est trop tentant! Partir à l'aventure sans le sou, sans une gourde, une boussole...sans téléphone!

A l'attaque, lecteur. Je voudrais voir si on peut dire des choses fondées sur ce sujet sans être des mathématiciens patentés et des logiciens de haute voltige.

Advienne que pourra!



Voici, en gros, le principe fondateur qui s'applique à plusieurs des paradoxes de Zénon.

Si l'espace est infiniment divisible le mouvement est impossible, car pour passer d'un point à un autre il faudrait passer par la moitié de la distance qui les sépare et, si on applique ce principe de manière récursive l'immobilité s'impose comme la seule possibilité : aucun point ne peut être atteint, fut-il asymptotiquement proche de nous.

Ce principe dit, donc, que le mouvement est impossible. Mais s'il était impossible il devrait générer par lui-même des paradoxes, ce qui ne se produit pas si on pose qu'il existe pour le mettre à l'épreuve.

Posons donc, par l'absurde, que le mouvement existe et qu'il se définit comme un déplacement dans l'espace le long d'une durée; c'est un déplacement qui se produit donc également dans le temps, qui nécessite le temps tout autant que l'espace. Associer un déplacement et un temps cela revient à établir une vitesse. Ou, pour mieux dire, le nom vitesse est celui que nous donnons au phénomène qui lie le déplacement à la durée.

Nous disons : cette bille parcourt 10 mètres en 10 secondes; sa vitesse est donc de 1m/s. Avec l'argument de l'infinie divisibilité de l'espace on nous opposera ceci : la bille n'atteindra jamais la distance de 1 mètre, car elle devrait arriver d'abord à 0,5m; mais avant d'atteindre les 0,5m elle devrait atteindre les 0,25m... (et ainsi de suite).

Ce serait oublier que nous avons pris en considération le temps.

En effet si la bille a une vitesse (peu importe laquelle, le mouvement lui-même en présuppose une) ce paradoxe s'évanouit aussitôt : car notre bille dotée de vitesse atteint le point à 0,5m en un temps égal à 0,5 secondes; elle sera passée par le point à 0,75m en 0,75 secondes, et ainsi de suite jusque, si l'on veut, à l'infini. Une fois posé le mouvement, il n'est aucun paradoxe que l'on puisse relever dans ce processus : il suffit que le temps soit imaginable (s'il n'existait pas il serait impossible de poser quelque chose comme le mouvement) et la bille atteindra n'importe-quelle distance et arrivera, sur le papier comme dans la réalité, à un mètre au bout d'une seconde; par définition.

Bien entendu, on pourra découper autant que l'on voudra l'espace ou le temps, mais rien ne pourra faire qu'ils se trouvent dissociés, car ils sont dans la définition même du mouvement. Toute découpe sera alors simplement un moyen pour figer mentalement le mouvement en un instant (ou en un point), sans que cela ne pourra réclamer quelque prise que ce soit sur un processus dynamique. Chaque "prise de vue" arbitraire montrera d'ailleurs que la relation entre la distance parcourue et le temps passé est constante et prouvera alors la relation nécessaire entre l'espace et le temps. Autrement-dit : immobiliser Achille à 0,5, à 0,25, à 0,125, à 0,0625 mètres du but c'est forcer autant de fois l'arrêt du temps, c'est empêcher manuellement (mentalement) que le mouvement se produise. De la même manière, si nous ralentissons un film et le regardons image par image, avec des durées d'images de plus en plus courtes (à l'infini), nous ne faisons qu'empêcher manuellement que le processus se déroule dans le temps; au lieu d'admettre la notion fondamentale de vitesse comme constitutive du mouvement, nous la détruisons de force, en détruisant le temps.

En effet les paradoxes de Zénon semblent se caractériser par l'élimination du temps. C'est de ce procédé, me semble-t-il, que dérivent les paradoxes apparents, alors que du point de vue conceptuel toute pensée du mouvement mobilise et requiert le temps pour être définie.

Autrement-dit Zénon considère un processus qui ne se définit que dans le temps en éliminant précisément le temps. Ce serait un peu comme si l'on niait qu'il existe des objets solides, tridimensionnels, en raisonnant seulement dans un cadre à deux dimensions.

Cette élimination du temps est très claire dans le "paradoxe" d'Achille et de la tortue. Achille commence la course du point A et la tortue démarre au point B, plus en avant : Achille n'atteindra jamais la tortue, dit Zénon, car au moment où il aura atteint le point B la tortue sera en un point C; encore, au moment où Achille aura atteint le point C la tortue sera en D, et ainsi de suite.

C'est, naturellement, oublier que le mouvement d'Achille et de la tortue se passent dans le temps (non seulement dans l'espace), et que cela entraîne la notion de vitesse.

Si Achille, en un temps donné, parcourt la distance AB, supérieure par définition à BC parcourue par la tortue (Achille va plus vite), il est évident que, dans un second intervalle de temps identique il aura parcouru 2AB, alors que la tortue aura parcouru 2BC : distance inférieure, car si BC<AB alors 2BC<2AB.

Le schéma représente trois instants : le départ, l'instant au temps T et l'instant au temps 2T (nous pouvons penser à : 0 secondes, 10 secondes, 20 secondes).

Le deuxième instant (T) montre qu'Achille a parcouru AB et la tortue BC. Si l'on considère le troisième instant (2T) on réfléchit comme suit : on multiplie le temps passé par deux (2T), on multiplie AB par deux (cela donne la distance rouge AE) et le temps de la tortue également par deux (cela donne le distance violette BD).

En somme : dès que l'on considère deux durées égales et deux vitesses constantes, les conséquences sont inévitables. Achille double allègrement la bestiole.

A voir avec quelle facilité on peut déconstruire le "paradoxe" d'Achille et la tortue on peut se demander pourquoi il a occasionné autant d'émoi et d'effarement le long des siècles (suis-je trop trop trop prétentieux?). Sans nullement prétendre épuiser la question, il me vient une idée à l'esprit : s'il est facile pour nous de déjouer le tour diabolique de Zénon c'est que nous sommes les enfants de Galilée et de Newton. Autrement-dit les enfants à qui on explique à l'école que le temps est une variable continue, et qui ont des horloges sous les yeux du matin au soir, images du temps mesurable et régulier. Il se peut que le trouble des grecs et les errements de leurs successeurs face à la tortue indépassable de Zénon, viennent précisément du fait que la notion du temps qui s'est imposée dans notre civilisation ne faisait absolument pas partie des acquis des civilisations antérieures.

Cela nous montrerait en somme que l'idée d'indiquer le temps comme une droite orientée et de le traiter en lui donnant les caractéristiques d'une parfaite régularité est une conquête de l'esprit, voire une construction tout court : peut-être même la plus fondamentale pour la physique classique (tout du moins pour la mécanique).

En ce sens je dois corriger ce que j'ai écrit plus haut : Zénon n'élimine pas le temps; simplement (tout comme ses contemporains), il est en deçà de l'idée du temps moderne, dont la géométrie correspond, pour nous, à celle d'une dimension spatiale.

Tic, tac, tic, tac...le long d'une ligne temporelle.

Cela pourrait nous rappeler également un autre point intéressant : le temps est insaisissable, contrairement à l'espace. L'idée qu'on puisse le mesurer objectivement tout comme l'espace (et non seulement qualitativement, ou à travers les caprices des jours et des saisons) est visiblement tout à fait innaturelle pour l'homme antique. Assez, en tout cas, pour n'être émergée que 2000 ans après Zénon.

Le troisième argument de Zénon contre le mouvement dit ceci : une flèche qui semble se mouvoir est immobile. La flèche à chaque instant occupe un espace qui correspond à sa longueur, et elle s'y trouve immobile. Mais si l'on considère que le temps est fait d'une multiplicité d'instants et puisque la flèche, en chacun des instants, est immobile, alors elle est immobile tout court, puisque de la somme de positions immobiles et d'instants arrêtés ne peut résulter aucun mouvement.

Il me semble qu'ici les choses se corsent, non pas tant parce que le problème est plus profond, mais parce qu'il est plus ardu de saisir que c'est un faux problème.

Le paradoxe apparent nait sans doute de ce que l'on donne une réalité à une abstraction mentale.

Dire que la flèche, à l'instant T, est immobile, cela n'a aucun sens : précisément parce que la mobilité se définit dans une durée, donc dans le temps. Bien entendu on peut admettre que l'on pense un instant en soi, comme un gel du temps, et que l'on dessine quelque part la flèche dans toute son immobilité apparente : mais encore une fois cette immobilité n'apparait que parce que l'on a immobilisé le temps et, en somme, on lui a ôté sa nature même, qui est celle de...passer. La fixité de la flèche n'a de "réalité" que dans cette opération mentale qui, encore une fois, enlève au phénomène l'un des critères par rapport auxquels on le définit.

Je répète : on définit le mouvement comme un déplacement dans le temps; si on arrête le temps, du coup, on arrête également le mouvement de l'objet. Mais alors ce n'est pas le mouvement qui est une illusion : c'est l'immobilité qui est illusoire, dans la mesure où elle est produite par une opération qui supprime une des dimensions essentielles au mouvement (le temps). Encore une fois, cela reviendrait à dire que les solides n'existent pas à cause du fait que je peux en donner une représentation satisfaisante sur une feuille de papier, les réduisant ainsi délibérément à deux dimensions. Autrement-dit ce n'est pas parce que je peux penser à un instant figé que cet instant est constitutif du phénomène "flèche qui se meut". Il me semble que cette procédure est conceptuellement illégitime : je ne peux pas délibérément supprimer l'un des présupposés par lesquels je définis un objet ou un phénomène car cela anéantit la possibilité du phénomène lui-même et me rend finalement incapable d'en saisir quoi que ce soit de lui. Si je voulais légitimement supprimer le présupposé "temps" qui est constitutif de l'idée "mouvement", je devrais d'abord démontrer que le présupposé "temps" n'existe pas, ou que le mouvement se définit sans lui.

Il va de soi que, ayant réduit le phénomène du mouvement à des instants figés, on ne pourra pas retrouver le mouvement par l'addition de ces instants; tout d'abord parce que le mouvement n'a pas un caractère additif mais dynamique (il faut à minima deux instants pour le décrire et ces instants ne peuvent pas s'additionner car ils présentent des réalités distinctes).

En effet rien ne s'ajoute à rien dans le trajet de la flèche et l'idée même d'une somme ne peut en aucun cas être utilisée pour décrire ce phénomène.

Cela apparaîtra plus clairement en mettant encore une fois le raisonnement en espace.

Prenons un cube et posons ceci : selon la géométrie je peux sectionner ce solide en autant de plans horizontaux à deux dimensions que je le souhaite. Mais voici : si je pars du plan qui définit la base du cube et que je veux obtenir un solide par l'additions de ces plans je ne pourrais jamais y arriver. Cela n'est pas étonnant, car en pensant par plans à deux dimensions j'ai tout d'abord retiré à l'espace (dans lequel le cube se définit) l'une de ses dimensions. Un Zénon qui voudrait démontrer l'impossibilité du cube aurait beau jeu de nous convaincre en disant que, puisque la dimension verticale du plan est égale à zéro, l'addition de plans ne serait qu'un 0 + 0 + 0... à l'infini, sans jamais que se concrétise la solidité de la troisième dimension du cube ou, si l'on préfère, la continuité des faces verticales.

Le raisonnement sur la flèche me semble du même type. Si je définis le cube comme un objet en trois dimensions je n'ai pas le droit d'affirmer son impossibilité en disant qu'à partir de deux dimensions seulement il n'est pas défini : c'est une erreur conceptuelle.

De la même manière je ne peux pas dire que le mouvement (qui nécessite, dans sa définition le temps, comme le cube nécessite la troisième dimension) n'existe pas, à partir de la négation de ce qui le constitue par définition : le temps.

Exiger d'une somme d'instants zéro que cela restitue la continuité du mouvement, revient à exiger de plans en deux dimensions qu'ils recréent la continuité des surfaces verticales du cube : cela n'a pas de sens. Mais, encore une fois, cette impossibilité ne signifie pas que le cube ou le mouvement n'existent pas : seulement que la méthode employée pour décrire l'objet ou le phénomène contient une négation arbitraire des présupposés d'existence de l'objet ou du phénomène.

Cela peut paraître un peu abstrait, mais la traduction concrète de cette idée est simple. Zénon dit : la flèche, à l'instant T1 occupe une certaine position A. La flèche en T2 occupe une position B. Nous avons dit que la somme de ces deux positions est une opération dépourvue de sens. Mais au fond, ce que dit Zénon c'est que la somme de l'instant T1 et T2, qui sont chacun égaux à zéro aboutit à un temps zéro. Si le temps trouvé ainsi entre deux positions est zéro alors cela signifie que le mouvement ne peut pas exister, et pour cause : le temps même n'existe pas.

Mais voici : simplement en considérant deux instants séparés (deux positions successives de la flèche, T1 et T2) Zénon présuppose de fait le temps. En effet, enregistrer une position A et une position B différentes cela suppose nécessairement une durée du phénomène entre T1 et T2. Du coup, même si les instants en eux-mêmes sont pensés sans dimension temporelle (T1=T2=0), -ce que l'on peut parfaitement admettre-, le raisonnement supprime de manière incorrecte le temps passé entre T1 et T2, durée qui est impliquée par le raisonnement lui-même.

Ai-je tout bon?

Je m'en remets à ton jugement, lecteur!

Mais il me semble quand même que Zénon et le temps...cela fait deux.


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